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Ou quand le rêve s’écroule…
Je relisais des anciens articles hier et je suis tombée sur mon article de la rentrée 2014-15 à l’école du Céria dans lequel je parlais avec enthousiasme de mes challenges à venir et de mon stage dans un 2 étoiles. Je n’ai jamais pris le temps de vous raconter ce que j’y avais appris…
Ce que j’ai appris et qui m’accompagne encore aujourd’hui…
Deux ans plus tard je ne peux que constater que j’ai quand même appris quelques petits trucs auxquels je repense de temps en temps.
- J’ai appris à soigner certains produits, les préparer, les stocker, les conserver. J’ai par exemple appris à traiter les herbes fraîches dès leur arrivée en cuisine afin de les garder fraîches le plus longtemps possible, et j’utilise toujours aujourd’hui ce procédé.
- J’ai appris que les formes, les couleurs et la géométrie dans l’espace tiennent une place très importante dans la réalisation d’une assiette.
- J’ai appris que la “création” ne peut venir qu’avec le “lâcher prise” et le travail, autrement dit, une maîtrise parfaite des techniques culinaires. C’est en ayant utilisé mille fois une technique culinaire qu’on réussit à ne plus avoir besoin de penser à ce que l’on fait et qu’on peut alors se concentrer sur ce qu’on souhaite faire du produit obtenu.
- J’ai appris que le “génie”, le “don”, la “chance” ou les “facilités” n’existent pas et que la seule façon d’atteindre ses objectifs est de travailler dur et sans relâche. D’oser aller à contre-courant, d’oser ne pas écouter les “on-dit” et d’oser suivre son instinct.
Voilà, sur le thème de la création et de la réalisation d’un art comme la cuisine, le chef a été une grande inspiration et a réussi à me convaincre qu’il était un créateur et un excellent magicien du goût. Les 2 rush que j’ai passé au pass à ses côtés ont été magiques et très inspirants…
Et puis, il y a ce que j’ai appris et que j’aurais aimé m’empresser d’oublier…
Être un bon leader est une notion absolument différente d’être un bon manager et si on apprend en école de cuisine à devenir de bons soldats, on n’apprend jamais des notions comme le respect, la tolérance, la valorisation des compétences, l’apprentissage, le soutien, l’humain… En fait si, on utilise ces mots mais en leur donnant un sens tout à fait éloigné de leur définition réelle et en les proposant dans un contexte où la manipulation règne en maître absolu.
- J’ai appris qu’il était parfaitement normal de se moquer de la tenue vestimentaire d’un stagiaire, ou de se moquer de quelqu’un qui s’est blessé ou a fait une erreur… Je croyais que c’était réservé aux enfants, mais non !
- J’ai appris qu’il était autorisé de hurler sur quelqu’un sans jamais lui laisser l’opportunité de présenter son point de vue de la situation… Je croyais que c’était réservé aux mauvais films de guerre, mais non !
- J’ai appris qu’il était parfaitement autorisé de porter un jugement sur un individu avant même d’avoir fait sa connaissance ou essayer de faire sa connaissance, qu’il était normal de mettre la main aux fesses d’une femme lorsqu’on est un homme et qu’il était aussi autorisé de faire des commentaires à tendance raciale ou des réflexions à caractère homophobe… Je croyais que c’était réservé aux abrutis dans le métro, mais non !
- J’ai appris qu’il était parfaitement normal de donner des ordres contradictoires à un individu pour le déstabiliser… Je croyais que c’était réservé aux apprentis militaires, mais non !
- J’ai appris qu’il était recommandé de venir travailler avec une grippe, malgré la fièvre qui fait de nous un danger dans un environnement comme une cuisine où on utilise sans arrêt le feu et des couteaux, et malgré les microbes qui pourraient contaminer les autres membres de l’équipe et les clients… Je croyais que c’était réservé aux open space, mais non !
- J’ai appris que dans le monde de la gastronomie il est absolument normal de gaspiller la nourriture. Une technique ratée part tout de suite à la poubelle sans même que qui que ce soit ne prenne le temps de se demander si on peut rattraper l’erreur, ou utiliser l’erreur pour faire autre chose. Un légume qui a une forme difficile à éplucher se verra tranché en tout sens et séparé de son imperfection qui partira à la poubelle car on n’a pas le temps de s’embêter avec un économe. Et cette imperfection rejoindra dans la poubelle un nombre infini d’épluchures qui ne seront pas utilisées pour faire du compost ou nourrir des animaux. Et tout cela représente plusieurs énormes sacs poubelles chaque jour… Je croyais que le gaspillage était réservé aux multinationales qui n’ont que faire de l’environnement tant qu’on fait du pognon, mais non !
- J’ai appris qu’il était normal de se faire subtiliser son matériel neuf par quelqu’un si on a oublié le dit matériel en partant à 2h du matin un vendredi soir complètement épuisée… Je croyais que le vol était réservé aux vélos mal accrochés dans la rue, mais non !
Et enfin, clou du spectacle j’ai appris que je n’avais “pas ma place dans le monde de la restauration”… Je croyais qu’à 30 ans j’avais enfin atteint l’âge où j’avais la légitimité de décider moi-même si j’étais faite ou non pour un domaine, mais apparemment non. A vrai dire je croyais que ma simple condition d’être humain me donnait le droit de choisir si j’étais faite ou non pour un domaine. . .
Conclusion
La vie dans ce restaurant et ce que j’y ai vécu semble pouvoir être généralisé à plusieurs restaurants du même type et standing. Cela me fait dire que le monde de la gastronomie est un bien triste monde où l’ego est roi et la manipulation son arme préférée. Les heures s’enchaînent à l’infini, ne laissant aucune place au repos, aux réflexions et à l’estime de soi. les jeunes subissent les pressions des anciens et feront à leur tour subir des pressions aux prochains jeunes qui franchiront la porte pour mériter leur place dans un clan qui n’a aucun sens et aucune valeur humaine. La philosophie y est de comptoir et les discussions volent en dessous de la ceinture.
Le risque est que la boucle se bloque sur un monde où les plus mauvais et vicieux se voient offrir le Graal, la place tant rêvée de second et le crépitement des flashes des journalistes culinaires. A la mode de grands chefs étoilés connus, ils entament alors la descente cruelle vers l’enfer faute d’énergie pour maintenir le bateau à flot. Pour ce qui est des plus faibles, au mieux ils se reconvertissent ou trouvent une place dans un établissement familial où l’ambiance est plus sympa et détendue mais où le salaire est moins confortable, au pire, ils deviennent alcooliques ou enchaînent les cures de désintoxication pour usage intensif de cocaïne… Et je peux vous dire que j’en ai croisé un paquet de jeunes chefs à la dérive pendant mon voyage. Tous passionnés par leur métier et en même temps incapables d’utiliser des mots pour définir ce qu’ils avaient vécu. Tous prêts à vous parler de l’art culinaire pendant des heures et à lever les yeux au ciel avec le regard sombre lorsque j’abordais le thème de l’ambiance au travail, de l’équipe et du stress. Tous prêts à vous dire qu’il faut “en chier” pour réussir et qu’ils sont “prêts à tout” pour cela et en même temps tous dans un voyage comme le mien à la recherche d’un autre monde. Comme si la souffrance en cuisine était un tabou, comme si avouer les pressions morales risquait de leur faire perdre leur statut d’homme ou mettre à risque leur place dans le seul monde dans lequel ils ont des compétences… Comme si oser prononcer les mots allait les briser en deux… Espérons alors que la boucle ne se bloque pas et que les langues qui se délient sur ce monde de la gastronomie mettent un coup de pied dans la fourmilière.
Bref, est-ce que je regrette d’avoir fait ce stage ? Oui et non. Oui car il m’a beaucoup touché humainement au point que j’ai mis deux ans à vous raconter cette aventure… Et oui car j’ai failli jeter mon rêve à la poubelle, ne pas passer mon diplôme et ne plus jamais toucher une spatule suite à ce stage… Ça aurait été bien dommage !
Et en même temps non car rien n’arrive jamais par hasard et qu’au fond je crois que j’avais besoin de voir le pire de mon nouveau domaine après avoir vu le meilleur lors de mon stage de deuxième année. Non car cette vision de la restauration m’a dégoûtée du travail en cuisine et sans ça aujourd’hui je serais peut-être en train de me perdre dans la cuisine de quelqu’un d’autre à apprendre un style qui ne serait pas le mien au lieu de travailler sur mon propre projet. Et enfin non car “tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort” et aujourd’hui je sais que ma volonté et ma rage de réussir viennent aussi de ce terrible épisode de mon année 2014-15 et qu’à ce titre ça valait le coup d’être vécu !